Analyse d’un haïku vidéo

Les eaux endormies…

réalisé par des élèves de seconde de l’École alsacienne de l’option cinéma audiovisuel 2011-2012

L’exercice proposé consistait à réaliser un très court métrage de trois plans fixes, contrainte dérivant de celle du haïku, petit poème de trois vers d’origine japonaise. Il est remarquable de voir que, dans l’ensemble, les élèves, après s’être montrés perplexes, ont accepté les règles du jeu ; la contrainte les a obligés à réaliser des plans réfléchis, à rester attentifs à la composition, au cadrage, à la stabi­lité de la caméra ainsi qu’à l’effet signifiant du montage de ces trois plans.
De plus, l’analogie poétique de ce court exercice incitait à traiter de l’intime, chose délicate surtout lorsque l’exercice est collectif. Certains élèves ont donc été amenés à tirer cet exercice vers la dérision ou l’incongru, manière plus ou moins consciente de se protéger ; il en est ainsi avec la seconde version du film qui sera analysé ci-dessous.
Il serait trop long de passer en revue tous les haïkus réalisés par les élèves ; je me contenterai donc de ne retenir que celui qui me semble le plus abouti.

Les eaux endormies…

Fleur Gonzalez et Louise Molinier (durée totale hors générique : 45 s

Le film débute par un court carton noir de 3 s, accompagné d’une ambiance sonore de chants d’oi­seaux et de clapotis qui suscite l’attente du plan suivant ; c’est une technique classique pour éveiller l’attention du spectateur ; la durée du carton aurait pu être légèrement allongée car, situé en début de film, ce dispositif peut passer inaperçu et ne pas produire son effet.

Le premier plan (9 s) est celui d’un étang en plan d’ensemble ; on voit au fond la rive op­posée ; le ciel est couvert, chargé de nuages ; la lumière est grise, plutôt sombre ; au premier plan, une balustrade en bois.
La composition de l’image applique la règle des trois tiers : l’horizon est situé au tiers supérieur de l’image, donnant une place prépondérante à l’étang ; le pilier vertical de la balustrade est aligné sur la ligne de force de droite ; son sommet est placé sur un des points forts à droite et en bas de l’écran ; le reste des éléments de la balustrade est constitué d’obliques qui, tout en convergeant vers ce point fort, viennent perturber le calme de l’image et dynamiser cette composition. De ce fait, la balustrade ne peut échapper au regard du spectateur : pourquoi cet élément, construit de la main de l’homme, dans cette image consacrée aux éléments de la nature que sont l’eau, la terre et le ciel ? Il vient comme signifier que l’homme doit se protéger, de l’eau de cet étang et, peut-être, de ce ciel menaçant.

Le deuxième plan (18 s) resserre le cadre sur l’eau de l’étang et uniquement cela ; le ciel, la rive, la balustrade ont disparu. Un cygne entre presque immédiatement dans le cadre, par la gauche ; son arrivée survient sur quelques notes de piano, bientôt accompagné d’une flûte ; la musique est très douce, délicate, fraîche et incline à la nostalgie ; l’ambiance sonore précédente se poursuit, assurant la continuité de l’action ; le cygne traverse l’écran selon une trajectoire fluide, strictement horizon­tale, et sort de l’écran par la droite ; le plan reste vide quelques secondes de plus.
Initialement, ce plan se terminait dès la sortie du cygne ; après une première vision, nous avons sug­géré aux élèves de laisser le plan vide quelques secondes de plus, toujours dans l’idée de susciter la curiosité du spectateur. En effet, plusieurs éléments laissent penser que le plan va laisser se dérouler la trajectoire du cygne jusqu’à son terme : le côté inéluctable de la course du cygne, à trajectoire ho­rizontale, à vitesse constante et dont l’entrée par la gauche ne peut se conclure logiquement que par la sortie à droite ; la musique qui vient délicatement accompagner le déplacement du cygne. Laisser le plan vide quelques secondes vient poser quelques questions : que va-t-il se passer ? Un autre élé­ment va-t-il entrer dans le champ ? De plus, la phrase musicale reste en suspens lors de la sortie du cygne ; puis quelques notes de piano se poursuivent sur le champ vide et semblent insister sur le vide de ce plan. Cette attente rendra plus forte l’arrivée et l’impact du dernier plan.
D’autre part, les élèves voulaient cadrer l’eau de l’étang et uniquement l’eau ; elles ne nous ont pas dit pourquoi, mais, de ce fait, elles ont dû cadrer le cygne en le plaçant très haut dans l’image, sinon la rive opposée serait apparue ; ainsi, alors qu’une composition classique aurait voulu que la trajectoire du cygne se place selon une ligne horizontale placée au tiers haut de l’image, on voit que la tête du cygne est presque « bord cadre ». L’eau qui emplit l’écran, qui n’offre aucune échappatoire, et cette position du cygne créent une impression d’étouffement ; le cadre est une prison, une sorte d’aquarium, et rien ne permet d’espérer échapper à cet univers. Toutefois la musique semble contredire cette impression ou tout au moins en diminuer l’impact.

Le troisième et dernier plan (8s) montre une plume blanche flottant sur l’eau agitée par le vent et retenue par quelques joncs ; les verticales formées par ces joncs forment des barreaux qui viennent arrêter la course horizontale de la plume ; celle-ci est placée sur l’un des points forts de l’image (en bas à droite). Le blanc de la plume se détache nettement du gris-bleu de l’eau et du vert de la végétation. La musique est à nouveau en suspens et l’ambiance sonore se poursuit. Ce plan a un fort impact puisqu’il vient conclure dramatiquement le film.

Fondu au noir vers un carton noir (5 s) sur lequel apparaissent les trois vers du haïku ; la musique et l’ambiance sonore s’effacent avec le fondu à la fermeture du carton.
On le voit, ce film obéit à une construction rigoureuse, tant dans la composition intrinsèque à chaque plan que dans la composition rythmique du film et la progression dans l’échelle des plans ; en effet, la durée des plans s’établit selon une symétrie presque parfaite.
Le cadre se resserre régulièrement, passant du général au particulier, depuis le premier plan en plan d’ensemble jusqu’à l’insert du troisième plan.
Cette construction très classique assoit fermement l’architecture du film ; seules l’amorce en premier plan de la balustrade et la position de la trajectoire du cygne viennent perturber cet agencement pour susciter l’intérêt et poser des questions auxquelles le troisième plan est censé répondre. La bande son vient compléter efficacement le dispositif. La nature polysémique, à la fois de chaque plan et surtout de l’effet créé par le montage de ces plans, en fait la richesse puisqu’elle laisse le champ libre à l’imagination de chaque spectateur qui recevra ce film en fonction de son vécu, de ses références culturelles, etc. Ainsi, pour moi, ce petit film est une allégorie du cycle de la vie (symbolisée par la trajectoire du cygne) et de la mort (la plume prisonnière des joncs) ; ce sont des idées suffisamment fortes qui auraient permis de se dispenser d’introduire cette balustrade qui développe une autre idée, celle d’une nature hostile dont l’homme doit se protéger, et à laquelle le troisième plan ne répond guère. De même, le carton affichant le haïku me paraît inutile, voire nuisible :
Les eaux endormies,
Que fend le plumage blanc,
Cachent l’ennemi.
Il vient limiter le champ d’interprétation des images ; le film se suffit à lui-même.
Il existe une seconde version de ce film que nous avons volontairement publiée ; d’abord parce qu’elle semblait être la préférée des élèves car elle leur est apparue plus explicite, mais aussi parce que la comparaison avec la première version est très intéressante. Les deux versions sont principale­ment composées des trois mêmes plans mais elles diffèrent de trois manières :
  1. Un carton noir est introduit entre le deuxième et le troisième plan ;
  2. Un coup de feu retentit sur ce carton noir et interrompt l’ambiance sonore et la musique ;
  3. Une autre musique (guitare et batterie) accompagne le troisième plan et le carton du haïku.

On constate que l’introduction du coup de feu change complètement la nature du film qui, de dra­matique, devient comique. En effet, ce coup de feu est tout à fait incongru car le cygne n’est pas un oiseau que l’on chasse. L’extrapolation vers l’allégorie suscitée par le premier montage est ici inter­dite : on ne parle que d’un cygne, un oiseau, dont le prédateur est l’homme, ce qui, d’ailleurs, vient contredire le premier plan où la nature semblait constituer un danger pour l’homme. L’extrait musi­cal qui survient sur le troisième plan est beaucoup plus convenu ; aucune ligne mélodique ne s’en dégage et l’aspect répétitif des accords de guitare contribue à désamorcer toute dramatisation.

Du point de vue du montage, le carton noir n’ajoute rien : le choc sonore produit sur le coup de feu arrivant à la dernière seconde du deuxième plan aurait suffi. On peut donc se demander si l’inten­tion des élèves, plutôt que de rendre plus explicite leur film, ne consistait pas davantage à éviter de se prendre trop au sérieux ou de moins s’impliquer dans le sujet traité.
Daniel Faugeron

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