Été parisien – Impressions


 
Ce « roman-photo » est visible selon 2 supports différents :

  1. Directement dans cet article en faisant défiler la page du haut vers le bas.
  2. Sous forme de fichier pdf que vous pouvez visionner ou télécharger.
    (Cliquer sur l’icône en forme de 4 flèches pour visionner chaque page en plein écran)

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Il allait passer l’été à Paris. Paris, l’été, est une ville qui suffoque ; pourtant une bonne partie de ses habitants l’ont désertée ; Paris est une ville abandonnée ; abandonnée aux touristes.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Ils sont là, ces touristes, le nez plongé dans leurs smartphones ; ils s’immobilisent, font quelques pas, puis s’arrêtent. Leurs appareils leur disent qu’ils ne vont pas dans la bonne direction.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Ils font demi-tour en vérifiant qu’ils sont alors sur la bonne voie.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Et puis ils lèvent le nez et font une photo.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Ils prennent en photo tout ce qui bouge, ou plutôt tout ce qui ne bouge pas : la Tour Eiffel, l’Arc de triomphe, la Pyramide du Louvre, l’Opéra Garnier.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Et le sempiternel selfie qui témoignera d’un « j’y étais ».

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Beaucoup d’amoureux. Paris n’est-elle pas une ville romantique ? Cadenas accrochés aux ponts de Paris, comme pour sceller un amour indéfectible.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Curieux symbole que ce cadenas : promesse d’un enchaînement à vie, cage dorée dans laquelle on veut enfermer l’objet de son amour, le priver de sa liberté et, en retour, se priver de sa liberté aussi.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Deux êtres prisonniers l’un de l’autre peuvent-ils s’aimer durablement ? Le désir peut-il continuer à vivre s’il n’existe plus cette incertitude des premiers instants et cette envie de la conquête sans cesse renouvelée ?

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Amoureux, il l’est aussi ; amoureux d’une image, d’une femme lointaine, d’une femme du Sud. Et ce dimanche d’été, il lui avait pris la fantaisie de lui écrire.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Non pas qu’écrire à une femme soit une fantaisie ; mais il avait décidé d’écrire une lettre manuscrite et de l’envoyer par la poste, comme ça ne se fait plus. Cela lui semblait sortir de l’ordinaire ; et l’ordinaire, il n’y appartenait plus depuis qu’il était amoureux.
Peu importait le contenu de la lettre ; l’essentiel était qu’elle soit manuscrite.
Mais était-ce suffisant ? Ne fallait-il pas ajouter une touche particulière à ce courrier pour que sa belle en soit un peu plus émue ?

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Oui. Il allait poster cette lettre dans le bureau de poste historique de la capitale, le seul ouvert le dimanche, celui de la rue du Louvre, en plein centre de Paris. Que cette femme ne se rende pas compte du lieu où serait postée cette lettre, il ne s’en souciait guère. Quand on est amoureux, on tente de rendre l’être aimé heureux, tout autant que l’on tente de se rendre heureux soi-même ; c’était décidé : il allait se transporter au centre de Paris.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Il prit le métro à Nation. Sur le quai, la rame de métro n’était pas arrivée et les gens attendaient. Tandis qu’il avançait, il sentit le regard d’une femme qui le dévisageait ; elle détourna les yeux une demi-seconde trop tard ; leurs regards s’étaient croisés. La femme sembla un peu gênée de s’être fait surprendre. Mais, tout compte fait, elle ne paraissait pas le regretter ; elle avait perdu… Eh bien ! tant mieux après tout, se disait-elle… peut-être.
Il ralentit le pas et s’arrêta deux, trois mètres après elle ; comme si c’était l’endroit où il désirait attendre le métro.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Quand celui-ci arriva, il entra par la même porte qu’elle ; elle s’assit et il prit la place juste à côté d’elle. La femme sortit un livre de son sac et se mit à lire ; c’était un roman en langue anglaise.
Ils étaient tous les deux, bras nus, et les mouvements de la rame leur faisaient s’effleurer la peau de leurs avant-bras. Puisqu’il ressentait ce contact furtif, il n’y avait pas de raison qu’elle ne le ressente pas, elle aussi. Mais elle ne prit pas ses distances ; elle laissa faire, le nez obstinément plongé dans son bouquin.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

C’était curieux ce très léger attouchement qui rompait l’enveloppe dont on s’entoure et qui, un peu plus appuyé, aurait pu être pris pour une tentative de harcèlement de l’un ou de l’autre. Il organisait une sorte de complicité non dite, dont ils se seraient bien évidemment défendus l’un comme l’autre. Il s’amusait d’ailleurs à renforcer ce léger contact lorsque les soubresauts du métro pouvaient le justifier.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Puis une annonce survint dans la rame : quatre ou cinq stations allaient être fermées de Concorde jusqu’à Charles de Gaulle ; la rame ne s’y arrêterait pas. La femme leva alors le nez de son bouquin comme pour mieux entendre l’annonce et se tourna légèrement vers lui ; il y vit un signe et en profita pour lui glisser : « C’est l’arrivée du Tour de France ». Elle sourit et il enchaîna : « Il y a deux semaines c’était le Mondial de football ». « Eh oui ! dit-elle en souriant d’un air malicieux, il faut bien un événement chaque semaine », semblant sous-entendre que sans cela le « peuple » ne serait pas satisfait.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Et la conversation s’engagea ; il apprit qu’elle habitait le 11 arrondissement près du Père Lachaise.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Elle allait en banlieue Ouest. Ils parlèrent de la vie culturelle de son quartier et il lui dit qu’il était allé voir l’exposition sur Klimt, rue Saint-Maur. Ça fait bien de dire que l’on fréquente des lieux culturels. « Oh oui ? C’est tout près de chez moi ; comment l’avez-vous trouvée ? » demanda‑t‑elle ; elle n’y était pas encore allée.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Et puis tout à coup la station Louvre-Rivoli surgit ; il devait descendre. Il lui fit ses adieux rapidement et elle répondit : « À bientôt ».

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

À bientôt ? Était-ce une formule qui lui avait échappé ou formulait-elle un vœu dont elle savait qu’il ne se réaliserait pas ? Cette femme portait une paire de lunettes qui l’enlaidissait ; personne ne lui avait dit qu’elle devrait changer de monture ; peut-être aurait-elle eu un visage moins ingrat ; en effet, lorsqu’elle lui parlait, il lui avait semblé que son visage embellissait.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Elle était de ces femmes qui ont renoncé à séduire en pensant que ce n’était plus de leur âge ou qui n’y ont peut-être jamais pensé ; elles se sont réfugiées dans l’art et la culture pour les plus intéressantes ou dans une petite vie bien rangée pour les autres.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Et pourtant, pendant une fraction de seconde, elle l’avait regardé arriver sur le quai et il l’avait surprise dans ce qui, pour elle, était une infraction à sa règle de vie. Elle l’avait regardé une seconde de trop et il s’était assis à côté d’elle, il avait senti sa peau effleurer la sienne et elle lui avait dit « À bientôt ».

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Une seconde de trop : le temps est un animal indomptable ; en quelques secondes il peut tout faire basculer quand, d’autres fois, des dizaines d’années s’écouleront sans que rien ne change.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Tout en remontant la rue du Louvre, il s’interrogeait : il allait poster une lettre à sa bien-aimée et voilà qu’un regard furtif l’avait un moment détourné de ce qu’il croyait être l’objet de toutes ses préoccupations. Ce subtil attouchement, n’était-ce qu’un jeu ? Non ; il avait éprouvé un plaisir certain à frôler la peau de cette inconnue ; ce contact, il ne l’avait jamais eu avec la femme qu’il aimait, cette femme si lointaine. Cette passagère improbable venait de lui rappeler la sensation qui manquait encore à son bonheur…
Mais l’heure n’était pas à se poser des questions ; il allait poster sa lettre.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Oui, mais Paris se refait une beauté en été ; c’est-à-dire qu’elle devient laide pendant le temps où les Parisiens lui ont fait une infidélité. Peut-être aussi, telle une femme coquette, se maquille-t-elle à l’abri des regards pour s’offrir, transformée et radieuse, aux passants revenus ?

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Aussi quelle ne fut pas sa surprise quand il découvrit que le bureau de poste était fermé pour cause de travaux ; une immense bâche recouvrait le bâtiment. Les services étaient momentanément transférés dans un petit bureau de poste voisin ; un bureau de poste comme il en existe des milliers d’autres. Il savait que poster sa lettre depuis ce bureau ne changerait rien pour sa bien-aimée ; alors pourquoi était-il chagriné de ce contretemps si ce n’est parce qu’il amputait un peu de la joie qu’il avait eue à venir jusqu’ici ? Vexé de voir sa petite fantaisie égratignée ? Peut-être aussi constatait-il que s’attacher à vouloir poster sa lettre depuis ce bureau de poste était bien puéril ?

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Les Parisiens sont plus ouverts au mois d’août ; peut-être se sentent-ils rescapés de l’hémorragie provoquée par les départs en vacances. La ville est à eux puisqu’ils y sont moins nombreux. Les touristes sont comme des papillons attirés par la lumière des lieux mythiques de la capitale, quand, eux, les Parisiens, les vrais de vrai, connaissent la ville et se réservent les quartiers moins fréquentés et plus authentiques.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Sa lettre postée, il s’installa à la terrasse d’un café dans la rue de Montorgueil. C’est une rue qui part du quartier des Halles pour s’enfoncer vers le quartier du Sentier. Elle garde, par-ci par-là, les traces de son passé, lorsque le quartier des Halles était le centre névralgique de l’alimentation de la capitale, le ventre de Paris.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Une femme s’assit à deux tables de lui, trois chaises les séparaient. En arrivant, elle dit : « Ah ! c’est l’endroit le plus frais ici ». Il pensa qu’elle s’adressait au garçon qui venait prendre sa commande. Mais peu après, regardant la rue avec une mine extasiée, un brin nostalgique, elle s’exclama : « Mon Dieu, comme le quartier a changé ! ».
Comme s’il venait de changer, le quartier ! Ou bien comme si elle n’y était pas revenue depuis quarante ans ; elle insistait, prenant à témoin le magasin d’en face, une charcuterie fondée en 1929 — était-il écrit sur le store. « Lui, ce magasin, a survécu au changement » constatait-elle.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Son regard se dirigeait vers ce magasin mais il sentait qu’elle l’élargissait, de sorte qu’il rentre dans son champ de vision. Elle avait envie de parler, manifestement. Il lui demanda : « Vous avez habité le quartier ? », phrase qui d’habitude est assez ridicule mais qui, en l’occurrence, lui semblait tout à fait adaptée.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

De toute façon, le problème n’était pas d’être intelligent ; ils étaient dans une convention, comme au théâtre ; il leur fallait engager la conversation et les mots n’avaient pas d’importance ; seul en avait le fait que leurs regards se croisent et que leurs voix se répondent.

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Cette femme parlait avec volubilité ; la voix un peu grave ; c’était comme s’il lui restait encore un petit morceau de pain dans la bouche. Elle avait un accent parisien, expulsait beaucoup d’air, ce qui lui donnait un petit air blasé ; de celle à qui on ne raconte pas d’histoires.
Elle était directrice d’une école de musique à Paris mais vivait principalement à Dinard, près de Saint-Malo, où elle organisait des concerts ; elle parlait « art », opposant l’académisme à « ce qui s’invente ». Au bout de quelques minutes, elle l’invita : « Mais rapprochez-vous donc de moi que l’on discute à voix plus basse ».

 

Roman-photo : Été parisien - Impressions

Plus tard, peu avant de quitter la terrasse, elle lui demanda son prénom puis lui dit le sien. Enfin, en se levant, elle se déclara enchantée d’avoir eu cette conversation avec lui. Allait-elle lui demander son numéro de téléphone ? Non. Il lui dit « À bientôt » comme en écho à la femme du métro, histoire aussi de dire quelque chose de gentil mais de totalement improbable. « Oh !, répondit-elle, je ne reviens pas souvent ici. » Et puis elle s’en alla.

 

Il délaissa bientôt cette terrasse et les rues surchauffées de Paris.
Rentré chez lui, il repensa à ces rencontres de hasard. Il aurait pu rester dans le métro, poursuivre un bout de chemin avec cette femme car rien ne le pressait… « À bientôt » ; ces mots lui trottèrent dans la tête et puis il s’endormit.

Texte et photos de Daniel Faugeron – septembre 2018


retour au début de l’article

Share your thoughts

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.